Le poêle de Descartes, 2007-2009

Installation de sculptures animées

Percevoir, c’est négocier le réel, c’est une transmutation élaborée depuis les impacts lumineux. Le regard élabore la vision pour la rendre intelligible en signes. Des étapes dans ce processus de reconnaissance nous conduisent à reconnaître, à nommer, abstraire avant de retourner au flou de la matière. Dans ce projet, des sculptures déploient des passages vers l’identification. Éventuellement, ce processus peut enclencher un retour en arrière vers une forme déchue revenue à l’état de matériau.

Cette installation de sculptures animées met en scène un processus de concrétion, d’apparition et de dislocation qui fait émerger des silhouettes apparentées à des chaises.

Ces silhouettes apparues en1989, ont été obtenues par adjonction de morceaux déchirés d’adhésifs comme un modelage monté à la boulette. L’agrégation des morceaux déchiquetés donnait plus d’importance à la structure et au mouvement d’ensemble qu’au détail ou au lissage. À l’inverse de la représentation et quitte à prendre un aspect monstrueux, le projet était d’associer des éléments informes pour les tendre jusqu’à une vraisemblance qui engage le regard à les identifier à des formes repérables. La forme se concentre dans une silhouette. Une forme vient doubler cette silhouette comme une ombre – matière. Cette ombre atteste de la forme mais dans une masse si simplifiée qu’elle induit un doute.

L’expérience marionnettique

Ces formes ont resurgi à l’occasion d’une collaboration avec une chorégraphe en 2002. La temporalité de la danse lançait un autre défi à la sculpture et ces formes ont été démantibulées pour être transposées dans des matériaux souples, articulés. Dans ce processus d’élaboration, les métamorphoses apportées par le changement d’échelle, les décompositions de plans, les réalisations en matériaux et techniques différents multiplient les approches. Les acquis de cette expérience m’ont permis de prolonger cette recherche. Si la référence théâtrale  a souvent  été présente dans mes installations, ce dispositif marionnettique  a engagé de nouvelles présentations d’installations plus scéniques (par exemple frissonnant sous l’effet d’un ventilateur). L’intervention du mouvement a délié une temporalité qui apparaît aussi au travers de vidéo ou sous forme de flip book. L’articulation autour de mécanisme comme des charnières a décomposé ces formes en des parties autonomes (comme les abattis chez Rodin) plus aptes à être transposées en céramique, ou en linogravure. La céramique a rigidifié la souplesse des poses apportées par le mouvement du tissu  pour les suspendre dans des postures étirées, désarticulées.

La pesanteur s’est alanguie donnant l’illusion d’un temps suspendu dans cette attraction vers le sol. La maille les a agrandies retournant aux masses colorées d’origine. Lestées, elles se déforment dans des postures appesanties.  Chaque transformation répercute l’étape précédente dans un cortège de transfiguration et de déchéance.

Toutes, forme, silhouette, ombre, guenille, découpe évidée se confortent pour rendre sensibles la matérialité des objets et le relief des choses. Le regard s’affole, soubresaute d’une forme à l’autre, jusqu’à ce que l’observation fige le mouvement. La profondeur de l’espace se confirme par saccades

Dans la caravane d’ombres d’un théâtre ambulant, elles se distribuent des rôles, se donnent la réplique, s’arc-boutent dans une pose qu’elles ne tiennent qu’un instant. 

Le poêle de Descartes :

Ce titre intrigant rappelle les conditions dans lesquelles Descartes a mené ses méditations. Il passe l’hiver 1619 en Allemagne. Assis seul dans son poêle, dans cette tièdeur il laisse son esprit vagabonder, mener l’exercice du doute, interroge le perceptible, l’apparence de la cire capable de changer d’état et la relation entre perception et intellection.

Sous ce titre, deux formes marionnettiques accompagnées de leurs ombres s’apparentent à des chaises. Colorées, facétieuses, elles s’agitent au gré d’un déroulement d’apparition et de disparition cherchant elle-même leurs conditions d’existence. Cette installation résulte d’une mise en scène du doute du perceptible, de l’instabilité des apparences et développe une négociation avec le réel. Ces sculptures décomposent des étapes dans ce processus de négociation depuis l’informe vers une forme reconnaissable. Elles s’appuient sur la fantastique propension du regard  à faire image et à faire sens.

Le regard élabore la vision pour la rendre intelligible en signes. Le réel même dans sa réalité tangible n’est donc jamais si éloigné de son abstraction, ils se soutiennent l’un l’autre.

Ghislaine Vappereau

«  Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c’est que la cire, si je ne pensais qu’elle est capable de recevoir plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai imaginé. Il faut donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire et qu’il y a que mon entendement seul qui le conçoive. Je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut-être conçue que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la même cire que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit (…). »

René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, Flammarion, 1979, p.85-86

 « La recognition se définit par l’exercice concordant de toutes les facultés sur un objet supposé le même : c’est le même objet qui peut être vu, touché, rappelé, imaginé, conçu…ou comme dit Descartes du morceau de cire, « c’est le même que je vois, que je touche, que j’imagine, et enfin c’est le même que j’ai toujours cru que c’était au commencement ». Sans doute chaque faculté a ses données particulières, le sensible, le mémorable, l’imaginable, l’intelligible…, et son style particulier, ses actes particuliers investissant le donné. Mais un objet est reconnu quand une faculté le vise comme identique à celui d’une autre, ou plutôt  quand toutes les facultés ensemble rapportent leur donné et se rapportent elles-mêmes à une forme d’identité de l’objet. »

Gilles Deleuze Différence et répétition, PUF, 1968 p.174.

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