Platon au placard, Yannick Bezin, 2010

Aristote rapporte1 « qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé, se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : Entrez, il y aussi des dieux dans la cuisine ». L’hésitation de ses visiteurs n’était pas due à la peur de déranger leur hôte mais au dégout que leur inspirait cette pièce de la maison qu’est la cuisine, ce lieu où, par un savoir-faire quasi magique, les végétaux et les cadavres de bêtes sont transformés et apprêtés en mets dignes d’être consommés. Rien de bien philosophique à ce qu’il semble ne pouvait se passer dans une cuisine.

Telle n’est pas pourtant l’impression que donne la cuisine de Ghislaine Vappereau. Le philosophe se sent inconsciemment en terrain familier. En se demandant : « Qu’est-ce que c’est que cette cuisine? », il cherche alors à savoir ce qui lui est ici présenté? Dans quel espace pénètre-t-il? Que va-t-on lui proposer? Est-ce son corps ou son esprit qu’on sollicite? Rapidement, il se demande s’il n’y aurait pas un peu de Platon dans ces placards là?

Que voit-on en effet? Qu’est-ce qui est proposé à notre vue? 4 pièces sont exposées2. 3 sur 4 semblent non seulement élaborées à partir d’éléments de vieilles cuisines (pieds de tables, morceaux de chaise, carreaux) mais aussi conserver le souvenir de leur assemblage, avec toute la marge de déformation qu’un souvenir peut comporter par rapport à la réalité vécue. Prenons cette Sculpture de 1991. Les 4 pieds d’une table ancienne sont accolés au plus près, réservant un espace minimal pour un hypothétique plateau, qu’ils ont dû, peut-être un jour supporter. Comme si, privé de ce toit qui les assemblait et par instinct grégaire, ils s’étaient rapprochés les uns des autres au maximum. Ils semblent garder le souvenir de ce qu’ils furent, la trace de l’usage technique qui fut le leur mais réduit à la portion congrue : les marques faites par les chaises, les jambes sont visibles et on peut même encore voir l’encoche qui servait à insérer une rallonge. Sauf que ces 4 pieds n’offrent plus qu’à peine la surface d’un tabouret. Ce qui surprend dans cette pièce, au nom bien

classique et bien anonyme (Sculpture) est le piédestal sur lequel il est posé. Ce morceau de bois brut, cerclé de métal à sa base, semble bien plus qu’un simple accessoire d’exposition. Il semble prolonger le corps lui-même de la partie supérieur, comme son ombre. Quel ombre épaisse cependant! Massive, impénétrable par le regard et infidèle à ce dont elle semble être la projection.

Il est étonnant de constater que le geste de l’artiste, sa « cuisine », son « bricolage », disparaissent. Il n’y a rien d’expressif, de lyrique dans les œuvres présentées. Seules une impression de familiarité avec ces objets et une certaine nostalgie peuvent apparaître, et ce malgré l’étrangeté de leur forme. A l’exact opposé de l’espace d’exposition artistique, nous avons tous un rapport ancien, quotidien et instrumental à l’espace de la cuisine et aux objets qui s’y trouvent. Le Bas-relief de 1985 rappelle à certains la cuisine d’un mère, d’une grand-mère ou d’une tante avec sa porte de placard en formica jaune, le carrelage et la chaise vert pâle. Pourtant la déformation de l’espace qui s’y opère et le jeu de distanciation voulus par l’artiste empêchent toute illusion réaliste. Ce ne sont pas de vrais carreaux mais des carrés dessinés sur une toile. A la brillance froide et régulière des carreaux de céramique s’oppose la souplesse mate et sinueuse du tissu aux carrés irréguliers. L’alternance des carrés jaunes et des carrés blancs n’est pas régulière : deux rangées de carrés jaunes se suivent au niveau du pied antérieur gauche de la chaise. Cette chaise elle-même semble être vue à la fois de face pour le dossier, de dessus pour l’assise et de biais pour les pieds. Cette chaise cubiste semble être le lien spatial entre le carrelage vu en plongée et la porte de placard vue de face. Ces éléments familiers entre eux comme pour nous semblent s’être d’eux-mêmes condensés, ou aplatis, ou accolés ou écroulés. Leurs formes paradoxales au sens étymologique ouvrent donc l’écart entre la reconnaissance de leurs éléments et l’incompréhension immédiate de leur agencement dans l’espace. Cet écart conduit à s’interroger sur la constitution de la perception, et au-delà peut-être sur l’être même de ces objets. N’est-ce pas une phénoménologie de la perception et une ontologie qui se dessinent ainsi sur un coin de table?

Dans cet autre Bas-relief de 1989 nous reconnaissons une table, une table éclairée même. Mais comment en sommes-nous arrivés quasi instantanément à cette identification? Car une analyse rigoureuse des formes qui nous sont données à voir ne permet peut-être pas de conclure aussi vite. Est-ce à dire que ce n’est pas une table? Rien ne le dit dans le titre. Mais nous avons pourtant l’impression d’être face à une table. Nous voyons bien 4 pieds et les montants qui les relient 2 à 2. Cependant nous voyons le montant du fond comme si le plateau de la table était transparent. Il est figuré pourtant par un trapèze rectangle couleur mastic. Mais seules la forme et la couleur le délimitent car il semble ne pas avoir de

densité, comme s’il était transparent. Voilà un beau paradoxe visuel : comment quelque chose de transparent pourrait-il avoir malgré tout une forme et une couleur? Autre paradoxe visuel : comment l’ombre projetée de l’objet pourrait-elle être plus claire que la lumière de l’espace entourant l’objet? Liberté de l’artiste dira-t-on… Les gestes de Ghislaine Vappereau me semblent pourtant guidés par une nécessité supérieure. Enfin, dernier paradoxe visuel comment l’ombre d’une table peut-elle différer de la forme de la table elle-même? Illusion visuelle, trompe-l’œil, composition cubiste dirons certains. Là encore il semble que dans cette œuvre Ghislaine Vappereau nous montre notre perception en acte. Elle nous invite à réfléchir à ce que nous faisons quand nous percevons quelque chose (si tant est que percevoir c’est faire quelque chose) et que nous en concluons qu’une chose est ce qu’elle est. Si l’art consiste en un jeu de formes, de couleurs et de volumes, alors notre regard quotidiennement et inconsciemment travaille avec ces formes, ces couleurs et ses volumes. Notre perception identifie les objets de notre environnement : le pied de la table n’est pas une partie du carrelage sur lequel il repose malgré la continuité spatiale de ces deux éléments. De même l’ombre n’est pas l’objet lui-même, ni une des ses émanations comme chez Bacon, elle est une projection déformée de l’objet lui-même. Ainsi dans le phénomène de la perception c’est bien notre monde qui se constitue : un monde peuplé d’objets dont nous saisissons l’identité, la permanence stable et apaisante.

Il me semble que c’est sur ce pouvoir de la perception que Ghislaine Vappereau invite le spectateur à réfléchir par le jeu subtil, le léger décalage, le trouble insidieux qu’elle introduit dans la forme et la disposition spatiale même des éléments de notre quotidien le plus prosaïque. Elle ne nous montre pas une quelconque essence de la table, une épure de ce qu’elle est. En cela elle me semble à mille lieux du travail que Picasso produisit en 1945 autour
du taureau. En 11 états de gravure, on voit Picasso à la recherche de la forme la plus épurée du taureau, dépouillé progressivement de ses couleurs, de sa densité, pour être cerné finalement en quelques traits.
Ghislaine Vappereau ne travail pas en ce sens, malgré l’apparent dépouillement de ses œuvres. Elle nous montre ce que nous faisons quand nous voyons, quand nous percevons. Ce n’est pas l’être de la table mais son apparition, son paraître non seulement à notre vue mais aussi à notre conscience, qui nous est montré et qui nous fait dire : « c’est une table. » Elle est donc tout aussi éloignée de la démarche exclusivement intellectuelle de Joseph Kosuth dans sa célèbre One and Three Chairs (Etymological).

Ses œuvres plus récentes (Si peu reconnaissable, 2004 et Un peu de temps à l’état pur, 2005) semblent s’être engagées encore plus loin dans cette réflexion. Elle a travaillé ses dernière années autour d’un élément qui semble le souvenir de ses travaux plus anciens : la chaise. Elle en a tiré une sorte d’abstraction concrète, presque un pantin (qu’elle a d’ailleurs animé) à forme presque humaine. Déclinées en lin, en porcelaine, en contre-plaqué, en terre du Beauvaisis ou en grillage, la chaise devient une identité vide, une forme que peut venir remplir n’importe qu’elle matière. Aurions-nous alors à faire à un retour du refoulé (platonicien s’entend…)? Il n’en est rien car elles ne relèvent pas seulement d’une phénoménologie de la perception comme nous avions pu l’affirmer des œuvres plus anciennes mais peut-être aussi d’une ontologie de la présence sensible. Dissipons ce jargon philosophique par une étrange histoire. Dans la fameuse allégorie de la caverne du livre 7 de la République, Platon met en scène des prisonniers attachés depuis leur enfance, de sorte qu’ils prennent pour la réalité ce qui n’est que l’ombre projetée des objets (statuettes, ustensiles etc.) portés par des hommes qui passent au- dessus de l’entrée de la caverne3. Par expérience nous savons ce qu’est l’ombre d’un objet réel. Mais quel mode de présence, d’être au monde, quelle certitude perceptive aurions si nous n’avions connu que des ombres sans jamais en avoir vu leur source, autrement dit sans jamais savoir qu’elles n’étaient que des ombres? Tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue, percevoir et parler d’ombre suppose la perception et la conscience de la matérialité de l’objet desquels nous inférons la réalité elle-même.
Il me semble ainsi que ces chaises se veulent des épures pourtant bien

matérielles, épaisses, sensibles. Elle les met en scène les unes auprès des autres dans un impossible jeu de projection. Ces ombres dansantes qu’elle met en mouvement sont la meilleure impression que nous pouvons avoir de cette densité, de cette matérialité des ombres que perçoivent les prisonniers de la caverne. L’introduction du mouvement dans les œuvres récentes correspondrait alors au mouvement des ombres car la lumière qui les rend possible n’est pas stable, immobile. C’est celle d’un feu. Ainsi Ghislaine Vappereau nous offre dans ses formes, qui ne sont pas informes au point de ne pas pouvoir les identifier, une sorte de perception pure, avant toute identification verbale, avant toute assignation d’une identité stable et permanente : un regard vide encore de mots et de certitudes, vide de tout être sauf celui de l’apparaître.

La recherche de Ghislaine Vappereau m’a semblé ainsi pouvoir être éclairée, au moins partiellement, en référence aux concepts platoniciens, aux quels sans nous en rendre vraiment compte, nous adhérons quasi spontanément. Cette référence montre dans quelle mesure les œuvres que nous avons évoquées ici opèrent une subversion du regard et de la démarche, à peine consciente, qui nous fait dire ce qui est à partir de ce qu’on perçoit. Elles sont donc pleinement antiplatoniciennes car elles n’ouvrent à aucune transcendance ontologique, à aucune essence des objets et des êtres. Au contraire elles donnent de l’être à ce qui pour Platon n’en a pas : le paraître par nature changeant, fluctuant, évanescent. Finalement les artistes congédiés de la cité idéale platonicienne trouverons toujours bon accueil dans la cuisine d’Héraclite, lui qui affirmait que « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les âmes sourdes à leur langage. » 4

1 Traité sur les parties des animaux, I, 645a
2 Ghislaine Vappereau : Soissons, Lycée Léonard de Vinci, 12 mars-11 avril 2009. Mon analyse porte d’abord sur les 4 œuvres exposées à la galerie du lycée.
3 Je renvoie au texte lui-même pour les détails de cette mise en scène plutôt complexe : République, VIII, 514a-515c.
4 Héraclite, fragment B, CVII, in Les présocratiques, La Pléiade, p.170.