Texte paru dans le catalogue La machinerie du réel, l’Arsenal, Musée de Soissons, 2010
« Et cependant que vois-je de cette fenêtre,
sinon des chapeaux et des manteaux,
qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints
qui ne se remuent que par ressorts ? »
René Descartes, Méditation seconde
Et si une réponse artistique à la question cartésienne consistait à réactiver l’interrogation, entre sérieux et ironie ? A la retourner aussi, à l’occasion : « si l’on montre des formes en formation, animées par des fils, que vois-je ? » Que penser de l’insistance de Ghislaine Vappereau à invoquer Descartes ?
En relisant avec l’artiste la deuxième partie du Discours de la méthode, imaginons le philosophe enfermé dans sa chambre pour éviter le froid, tout au loisir de s’entretenir de ses pensées, rapprochons « la philosophie du «poêle» et l’art de l’atelier », et opposons avec Baudelaire les « rêves profonds de l’atelier et les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris » des coloristes du Nord, au Midi naturaliste où l’homme « ne trouve rien de plus beau à inventer que ce qu’il voit ». Toute une atmosphère théorique s’esquisse déjà qui met sur la voie de la sympathie éprouvée par Ghislaine Vappereau pour un philosophe qui passe et repasse les choses en son esprit et met activement à l’épreuve ses certitudes et ses hypothèses. Si Pascal Dumont, tout en constatant l’absence d’une esthétique cartésienne, s’est demandé si « certaines œuvres ne gagneraient pas en intelligibilité à la lumière du cartésianisme », c’est parce qu’il a constaté que nombre d’artistes revendiquent l’héritage cartésien d’une « science-art » et font de leurs œuvres « l’aboutissement d’une production réglée et ordonnée ». Adoptons la position de Dumont pour « retrouver celui qui restitua à l’esprit humain son rôle fondateur dans la construction d’artifices, de machineries, de mises en scène, libérant ainsi les formes construites, issues de la faculté active de faire jouer gratuitement entre eux les éléments. »
Ghislaine Vappereau indiquait en 2006 qu’aux racines de son travail, elle plaçait « une difficulté à comprendre l’organisation du monde ». C’est à partir de là, expliquait-elle, que, face à la réalité et à son tissu d’évidences, elle oscillait entre reconnaissance et dénégation, en proie au doute. Un doute cartésien ? Ne pas se laisser aller aux excès liés à la passion qu’est l’admiration, l’utiliser en ce qu’elle « nous dispose à l’acquisition des sciences » recommande Descartes dans son traité des Passions de l’âme. Ne se laisser prendre par aucune évidence sensible, ne pas se laisser abuser par une pensée vive et expresse quelle que soit sa force et son pouvoir de conviction, résister à tout ce qui appelle l’adhésion spontanée, se défier de toutes les images en ce qu’elles relèvent d’une composition dans le cours des esprits : « supposons donc maintenant que nous sommes endormis » dit la Première méditation. Cette étrange idée de prendre au sérieux ce qui semble le plus fou, de s’immerger dans le rêve semble pourtant avoir permis de déréaliser ce qui semblait aller de soi et d’installer un doute radical.
Hyperbolique, le doute de l’artiste peut-il l’être à son tour lorsqu’elle convie à des expériences qui désorientent autant qu’elles font rêver ? Ce serait trop y croire, trop en attendre que de n’y voir qu’une méthode : le doute ici s’installe, c’est un état qui génère sa propre perpétuation, se teinte de plaisir et se généralise. Chez Ghislaine Vappereau, entre méthode et propension, le doute s’habille d’ironie, il est flottant, éprouvé par l’artiste, inscrit dans l’œuvre donnée à voir, ressenti par celui qui regarde… Mais enfin « que vois-je » est-on amené à se demander ? Qu’est-ce qu’une « installation de sculptures animées » si ce n’est ce qui interroge la sculpture, l’installation et la représentation théâtrale ? Dans un texte paru dans une revue de marionnettes, Ghislaine Vappereau s’ouvre sur ses intentions : « les sculptures marionnettistes (…) doutent d’elles-mêmes comme nous doutons de ce que nous voyons ». L’artiste s’inquiète et inquiète : les formes marionnettiques mues par des fils actionnés par des moteurs dont on perçoit le bruit, eux-mêmes pilotés depuis un logiciel informatique, dansent, et nos certitudes vacillent. Rien n’est caché, il ne s’agit pas de créer une quelconque illusion, mais de déjouer les illusions qui nous abusent ; faire apparaître le pouvoir du regard qui fait image et fait sens, comme le dit l’artiste depuis 2006, c’est aussi dénoncer sa faiblesse, comme le remarque Descartes dans la Méditation seconde, lorsque, sur le point de décider « que l’on connaît la cire par la vision des yeux et non par la seule inspection de l’esprit », il établit que sans l’esprit, l’on ne peut rien voir : « je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux ».
Il reste, laisse à penser l’artiste, que je vois toujours trop, et elle nous convie dans un geste paradoxal et provocateur, en pleine connaissance de cause, à voir au-delà de ce qu’elle donne à voir. Les lambeaux de tissus animés ne font pas image : leur mouvement défigure les formes avant qu’elles ne se figent ; tout est manifestement ordonnancé : les rythmes synchronisés, la splendeur des matières colorées, la diversité des tissus, soie, coton, lin, laine, qui retrouvent inexorablement leur état de chiffon avant leur renaissance dans la reprise programmée d’un nouveau cycle. Comment n’être pas chiffonné de céder à la tentation, de produire un théâtre, d’imaginer des rôles à partir d’un tel dispositif ?
On sait que tout commence lorsque l’on négocie le réel, pour reprendre l’expression de l’artiste, dans l’instant de la reconnaissance, lorsque l’on identifie ce que l’on voit, dans la croisée de la perception et de l’intellection. Sa recherche actuelle trouve ses racines en 1988, dans une série nommée « Si peu reconnaissable », lorsqu’un « processus de concrétion et de dislocation » fait émerger des silhouettes qui s’apparentent à des chaises. Le seul fait, en 2002-2003, de délier le temps retenu des sculptures lors d’un travail avec une chorégraphe – une confluence dans le respect des médiums spécifiques – a transmué les chaises en pantins ! « Dans la solitude de l’atelier écrit Ghislaine Vappereau je reprenais alors des formes plutôt ironiques, s’inspirant de chaises aplaties (et à échelle humaine) et s’apparentant à des formes anthropomorphes ou zoomorphes. » Qui rit de qui dans cette affaire et quelle est la couleur du rire ?
Nous savons bien que c’est par une décision d’artiste, par le dispositif expérimental mis en place de façon quasi « scientifique », qu’une dramaturgie devient possible, et jamais, dirait Descartes, la représentation ne coïncide avec la réalité de la chose même : « le réel, résume Dumont est le résultat ponctuel des actions mutuelles que les parties de la matière exercent les unes sur les autres, conformément aux lois naturelles du mouvement et du choc, sans qu’il soit possible de discerner dans cet état une quelconque profondeur ontologique. » Alors que l’artiste affirme qu’elle travaille avec des chaises concrètes pour produire ce qu’elle appelle leur abstraction et met en scène une machinerie qui montre le devenir humain ou animal de la chaise, chacun se laisse aller au plaisir de construire des fables. Nous laissons-nous pour autant persuader, comme le redoute Descartes dans Les Principes de la philosophie, que ce que nous voyons correspond à des propriétés des choses vues ?
L’installation marionnettique, au contraire, invite à un jeu fort conscient qui ne génère aucune croyance, suspendant le jugement et jouissant de cette suspension qui ouvre rêverie ou méditation, et « tant que nous nous contentons de croire qu’il y a je ne sais quoi dans les objets (…) qui cause en nous ces pensées confuses qu’on nomme sentiments, tant s’en faut que nous nous méprenions », reconnaît le philosophe. L’artiste invite-t-elle à la méditation autant qu’à la rêverie ? La complexité du dispositif instauré inciterait à le penser, et on l’imagine sans peine affirmer avec le philosophe des Principes : « il n’y a donc qu’une même matière en tout l’univers, et nous la connaissons par cela seul qu’elle est étendue ; pour ce que toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle, se rapportent à ce qu’elle peut être divisée et mue selon ses parties, et qu’elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties. »
« Cette installation, écrit Ghislaine Vappereau, résulte d’une mise en scène du doute ». Plus encore, n’est-elle pas la reprise d’un geste cartésien, une façon non discursive de faire vaciller les certitudes jusqu’à rendre crédible la comparaison de l’être humain avec une horloge ou « autre automate » ?
M. Saison
Ce texte emprunte aux livres et articles suivants :
René Descartes, Méditations métaphysiques
René Descartes, Les passions de l’âme, articles 75-78
René Descartes, Les principes de la philosophie, Première partie, articles 70-71, Seconde partie, article23
René Descartes, Traité de l’homme
Pascal Dumont, Descartes et l’esthétique. L’art d’émerveiller. PUF, 1997. Sont citées notamment les pages 9, 10, 12, 16, 22, 52, 64
Galerie Duchamp, Le journal des expositions, n°14, novembre-décembre 2006. A l’occasion de son exposition Manieur de gravité, Ghislaine Vappereau répond à David Barbage
Ghislaine Vappereau, « Se retourner », publication de la Communauté d’Agglomération du Beauvaisis, catalogue accompagnant l’exposition « Se retourner » en 2006
Ghislaine Vappereau, « Sculpture et médiation marionnettique », in Manip, revue publiée par l’association Themaa (Association nationale des théâtres de marionnette et des arts associés)