Le travail de Ghislaine Vappereau ne se donne jamais comme une évidence. Chaque œuvre interroge la réalité de ce qui se tient devant soi, de ce que l’on tient pour connu, maîtrisé. C’est sur la cuisine comme espace idéologique, social et culturel que cette attitude de regard trouve à exercer son questionnement. L’artiste en interroge les formes, les marqueurs, les « comédies » , comme autant d’indices d’une réalité à remettre en cause, à réinventer pour mieux rendre visible ce qui se joue sous la forme d’une négociation avec le réel. Ainsi, dans sa pratique, la transparence questionne les conditions de cette négociation du regard entre ce qui lui fait écran, ce qui lui permet une traversée et sa faculté à accommoder les visées pour faire image, pour faire sens.
Élisabeth Piot : Votre travail s’inscrit dans le champ de la sculpture. Travailler avec un matériau transparent complexifie la perception de l’œuvre et également le processus de l’artiste dans la mesure où il appelle une certaine indécision dans la pensée du projet jusqu’à la manipulation du matériau et sa confrontation à l’espace réel. Peut-être est-ce dans cette complexité, dans ces contraintes, que la transparence a pu représenter une sorte de catalyseur au sein de l’histoire de la sculpture. Qu’en pensez-vous ?
Ghislaine Vapperau : Il y a certainement un paradoxe à considérer la sculpture dans une relation à la transparence. La sculpture est plutôt appréhendée comme un obstacle, par sa présence dans l’espace comme par sa matérialité. La notion de transparence induit un filtre, un écran à traverser entre le visible et l’invisible et, dans la sculpture, un passage qui se joue de différents registres : le proche et le lointain, la masse ou le volume d’encombrement et le vide délimité par son contour. Le regard doit prendre une option d’accommodation, soit considérer la silhouette, soit la plénitude de la forme. Mais, la sculpture a depuis le 20e siècle pris en charge la présence du vide et sa transparence comme une énergie active dans la forme. Ce paradoxe du vide comme expression d’un plein ou d’un espace sera largement traitée dans les constructions cubistes dès 1912. Antoine Pevsner réalisera des sculptures en 1920 en plans découpés traitées avec des matériaux opaques ou translucides comme le plastique, le plexiglas, le celluloïd ou le cristal taillé. D’autres sculpteurs ont poursuivi dans cette direction, et Henry Moore en est un exemple, allant même jusqu’à rythmer de cordes (Stringed Figures) la transparence des volumes évidés de ses sculptures. Ces surfaces translucides délimitent un volume contenu mais laissent pénétrer la lumière et le regard, dans une lecture plus graphique. Cette relation entre vide et plein avec un geste graphique a été initiée par Alexander Calder dès la fin des années 1920 dans des sculptures en fil de fer dans lesquelles la finesse du modelé dessine par transparence des portraits. C’est aussi à cette période que la rencontre de Pablo Picasso et de Julio Gonzalez va introduire la soudure dans la sculpture. Cette pratique du collage de pièces métalliques va engager une liberté formelle qui déploie le dessin dans l’espace du vide. L’expérience de ces formes déchargées de leur masse définit un « hors masse » comme le cinéma définit un hors champ. Cette expérience délimite un espace mental au sein duquel peut s’élaborer une approche plus conceptuelle de la sculpture.
Le fait d’investir le vide comme un matériau à l’œuvre et d’interagir avec l’espace a « élargi le champ de la sculpture » et a certainement favorisé l’apparition de formes spatiales ouvertes comme celle de l’installation. Pour rester dans le registre de matières transparentes développées dans l’espace, on pourra se rappeler le travail du GRAV et aussi, dans une autre mesure, de celui de Dan Graham. Ces œuvres transparentes révèlent notre rapport à l’espace vécu seul ou en société et à ce qui lui fait écran.
Votre travail plastique dans le domaine de la sculpture repose sur la perception. Quel rôle occupe pour vous la transparence dans le processus de mise en œuvre de vos sculptures ?
G. V. : Cette négociation que nous entretenons avec la perception repose entre autres sur l’interprétation d’une surface bidimensionnelle en un espace tridimensionnel (voire même multidirectionnel si l’on considère les temporalités, la qualité de la lumière, etc.). À cela s’ajoutent une accommodation de la visée et une disponibilité à la part d’invisible dans le visible. Toute perception met en place une stratégie d’interprétation. Mes sculptures développent une interprétation par des procédures formelles comme des formes évidées ou négatives, par des matériaux translucides comme la cire, le polyester ou la porcelaine. Ou, a contrario, ces procédures matérialisent l’ombre par du grillage ou des formes projetées. Il ne s’agit pas de fausser la représentation, car, de fait, la re-présentation sera toujours faussée par un parti-pris interprétatif, et cette grammaire plastique déploie une complexité dans la négociation avec le réel.
Cette complexité, on la retrouve dans le travail de certains artistes contemporains qui travaillent le verre, matériau encore privilégié dans cette recherche de transparence. Sa mise en œuvre requiert une montée en température qui génère la forme. Pour exemple, les procédures qu’utilisent Arnaud Vasseux et Peter Briggs mettent en œuvre la ductilité du verre avec des intentions esthétiques et des visées plastiques différentes. Arnaud Vasseux recherche un possible point de rencontre entre le verre et la forme avec la série Creux (2013), ensemble d’empreintes en verre du creux de la main gauche de l’artiste et des personnes qui ont travaillé à la réalisation de cette œuvre. La transparence du verre entraîne le regard depuis l’apparente rugosité de l’empreinte jusqu’à son pendant, l’aspect liquide et lisse lié à son état visqueux lors de la cuisson. Chez Peter Briggs, le travail sur le verre témoigne d’une attention aux processus de transformation des matériaux et de leurs fonctions. Il laisse ramollir des vases qui ploient sous l’effet de la chaleur. Participant de l’installation Shelf Life (1999-), la transparence de ces pièces permet un jeu perceptif entre les contours et les formes liquéfiées de l’objet initial (le vase) mais aussi une possible lecture des pièces environnantes au travers de ces œuvres qui ne font pas écran aux autres mais renouvellent leurs perceptions.
Une de vos œuvres transparentes faite de fin grillage intitulée Un peu de temps à l’état pur (2003) fonctionne comme un empilement. Vous disiez que cette œuvre avait été difficile à photographier. Avez-vous cherché à ce que cette sculpture refuse l’évidence d’être saisie pour ce qu’elle représente ? Ou est-ce comme pour Le verre d’absinthe (1914) de Picasso, où l’artiste cherche à donner à voir le vide tout en le structurant ?
G. V. : Dans cette recherche de « matérialiser » le vide dans la sculpture et d’éviter la masse du modelage, qui trouvera son développement dans les constructions cubistes, Le verre d’absinthe est certainement une étape. Picasso rend compte paradoxalement du vide interne du verre et de sa transparence en modelant des ailettes qui développent depuis un axe central la contenance du verre. Déjà dans mon travail en 1997, j’avais utilisé pour réaliser des sculptures, du grillage associé à de l’aluminium, qui le maintenait. Le grillage est un matériau ingrat et peu valorisé. Je cherchais au contraire à lui redonner une dynamique dans la forme et une élégance dans une attention portée au modelage. Certes, cette sculpture en grillage de 2003 de la série Un peu de temps à l’état pur refuse l’évidence de ce qu’elle manifeste. Des tambours réalisés en grillage se déforment sous l’effet du poids et recherchent leur équilibre. Imposante sans être massive, fragile, sans structure interne, cette sculpture vacille au gré de l’empilement avant de se stabiliser. La photographie devait exprimer ce point d’équilibre précaire, résoudre par des jeux d’éclairage cette dualité entre matérialité et transparence, entre pesanteur et apesanteur, et rendre compte à la fois de la silhouette du contour et de la masse évidée.
Dans les sculptures en fil de fer de Calder, la transparence est une façon d’accueillir l’espace, de le dilater en quelque sorte. Les photographies d’atelier avec jeux d’ombres en témoignent. Dans certaines pièces de la série Si peu reconnaissable (1988-2016) et dans Cortège des transfigurations et des déchéances (2005-2010), vous rejouez l’ombre des formes qui composent votre grammaire plastique avec de fins grillages qui produisent une sorte de double faussé de l’objet, et induisent une erreur dans la représentation. Pourquoi ?
G. V. : Pour révéler cette part de la réalité dissimulée derrière un écran perceptif, j’ai mis en place une réponse formelle entre l’objet, souvent issu du mobilier, comme la table ou la chaise, et une forme qui se prolonge sur le plan du mur s’apparentant à « l’ombre » de cet objet, ce qui suggère une origine de la lumière. Cette « ombre » reprend la silhouette générale de l’objet mobilier, mais décalée en miroir ou en opposition. Le regard est mis en alerte par cette dualité.
Dans le cadre du deuxième volet du colloque Transparence/Transparaître, vous exposez à Amiens des sculptures et bas-reliefs. Ces œuvres dont les objets soustraits au réel qui les compose, sont recouverts d’une épaisse couche de cire claire qui renforcent leur présence tout en les rendant étrangers à leurs fonctions. Outre l’incidence de la couche supplémentaire de cire, leur translucidité donne l’impression étrange de pouvoir pénétrer la matière nuageuse de l’œuvre. Quelle place occupe ces œuvres dans votre travail ?
G. V. : Auparavant recouvertes de stratifié coloré, ces formes dans les bas-reliefs mettaient en place une distorsion pour ralentir la perception et extraire la charge culturelle de l’objet. Ensuite, ce dialogue entre un objet mobilier et son « ombre » s’est dégagé du plan du mur sous forme de construction/déconstruction pour se placer dans l’espace sur une base s’apparentant à un socle. Pour confirmer sa position sculpturale, la base monochrome rejette toute distraction chromatique et maintient un doute sur son origine, possiblement la projection d’une ombre. Dans le registre de la sculpture, la matière qui convenait était la cire, parce que la cire uniformise le support d’une couche qui absorbe ou révèle la lumière. Le dépôt de cire est chauffé puis fractionné pour lui donner une sorte de compacité et une profondeur dans la transparence de la surface. La couche de cire fonctionne comme un écran qui par sa translucidité, son rapport à la lumière, va complexifier la perception, mais agit aussi comme un filtre dans la mesure où l’ajout de cette matérialité supplémentaire à l’objet le déplace, rend sa présence moins évidente, plus abstraite. Quoiqu’il en soit, la perception est guidée par la propension à faire image et à faire sens. Dans ces élaborations entre forme négative, évidure et matière translucide, le réel soutient son abstraction et vice versa, entre visible et dicible, entre matière et transparence.
Ghislaine Vappereau vit et travaille à Paris. Sculpteure et maître de conférences émérite en arts plastiques à l’Université de Picardie Jules Vernes, sa recherche menée dans le champ de la sculpture repose sur la perception du réel et sa part d’interprétation. Elle expose son travail dans des musées, centres d’art. Ses œuvres sont représentées dans des collections publiques françaises (Musée nationale d’art moderne à Paris, Musées de Saint-Étienne d’Amiens, Bibliothèque nationale de France, Fonds national d’art contemporain, Fonds régional d’art contemporain de Picardie) et dans de nombreuses médiathèques. En septembre 2020, une exposition personnelle est programmée à l’H du Siège à Valenciennes.
Élisabeth Piot est maître de conférences en arts plastiques à l’Université de Picardie Jules Verne et membre du Centre de Recherches en Arts et Esthétique. Ses recherches en tant que sculpteure entretiennent un dialogue avec l’histoire de l’art et l’esthétique, et articulent des problématiques visant à décrire au plus près le fait sculptural et la perception de la sculpture.