Ghislaine Vappereau monographie « travaux 1976- 1991 »
Éditions les trois cailloux, Amiens, 1991
À observer les premières « cuisines », installations ou environnements, puis les bas-reliefs et enfin les dernières sculptures, la question manifeste est celle de la lumière et donc de son contraire, l’ombre, question constante, éprouvée sans cesse, de tous côtés et points de vue à la fois. Dans cet exercice paradoxal de coloriste sans couleurs, Ghislaine Vappereau, depuis dix ans, suit une logique de peintres.
Outre son iconographie originale, cette « nature-morte », constituée d’ustensiles de cuisine ou d’éléments de mobilier des plus ordinaires, témoigne de préoccupations picturales, dans la tradition la plus classique du clair-obscur, qu’il soit physiquement présent dans les années 80, ou suggéré par la transformation de l’espace tri-dimensionnel en espace frontal, associé à des jeux de couleurs très élaborés quelques années plus tard, puis à nouveau réalisé par la ronde-bosse.
La clarté diffuse qui flottent dans les premiers « tableaux », véritables scènes de genre sans personnages, possède une pesanteur particulière et son peu de densité, calculée pour ménager l’ombre date et authentifie la représentation. La lumière jaune ou dorée sculpte les objets comme des témoins des temps passés et les rend encore plus vivaces. Excluant la blancheur du néon, la pénombre témoigne en réalité d’hier, c’est à dire d’un temps si familier qu’il est impossible de l’avoir oublié, et rend finalement la présence du spectateur dans le tableau implicite.
Cette démonstration de batterie pourrait évoquer la manière de récupérer la banalité quotidienne comme l’a traitée Spoerri ou un Rauschenberg, mais ceux-ci transforment l’objet, ou l’interprètent dans une mise en scène précise. Apparemment comme ces artistes, Ghislaine Vappereau paraît aborder l’art par son « latin », c’est-à-dire de manière prosaïque. Mais à la différence des éléments qui composent les « tableaux–pièges » ou les « combines Paintings », ces objets ici ne sont ni surannés ni hors d’usage : ils sont respectés dans leur entité ou leur globalité, en tout cas jamais abîmés et mis en pièces dans un souci de destruction de détournement. Aussi exercent-ils une fascination par défaut, pourrait-on dire, car ils possèdent quelque chose de fixe, d’immuable et de déjà péri. Sorte d’archéologie du savoir rural, la cuisine à peine reconstituée est avant tout habitée, habitée par l’idée du foyer, du lieu clos, lieu convivial et depuis des temps, lieu de décisions et « table des lois ». Elle suggère ainsi le sentiment de permanence – ce que l’artiste exprime par le« sentiment de cuisine », d’autant plus prégnant et poignant que l’artiste donne l’impression de s’abstenir de recomposer ses installations et de n’intervenir que pour les éclairer.
Peu à peu épurés, et réduits à leur plus simple expression, une table, une chaise, un morceau de sol… pour ne conserver que l’idée du sujet, comme pour en éliminer toute grossièreté et refuser toute éloquence, les objets peuvent être affranchis de la servitude d’être utiles. Ils n’ont plus besoin d’exister dans leur mimétisme ; Ils peuvent « représenter » et la visibilité du modèle est renvoyée à la mémoire qui l’a portée. Ils peuvent être aplatis, c’est-à-dire saisis dans leur mode d’être ou de disparition. Ils peuvent être uniques et renoncer à se constituer en répertoire. Ce travail de raccourci, et donc de radicalisation, transgresse le statut de l’objet et sa nature dérisoire. Sa mise à pied – ayant mis fin à sa fonction – s’accompagne étrangement d’une omniprésence. Que ce soit dans les bas-reliefs ou plus récemment dans les sculptures, l’objet cesse d’être objet, mais acquiert son caractère fondamentaliste et transcendantal ; la vision de sa réalité est transfigurée, comme sacralisée, puisque portée aux nues, le bas-relief est accroché comme un tableau, également suspendu au mur. Le basculement des plans permet au spectateur de faire «l’expérience» de l’objet, C’est-à-dire d’explorer par-delà ses limites, de dénoncer ses frontières et d’inventer d’autres tracés, d’autres passages, d’autres dessins. Le retour aux trois dimensions s’effectue alors dans toute sa logique. L’objet se décompose, se dédouble ou se réfléchit en quelque sorte : La chaise, accompagnée de son ombre portée (le linoléum, par exemple) dans les bas-reliefs, est, dans les pièces récentes, soutenue par son socle recouvert de cire pour se prolonger et s’y fondre, comme si son ombre avait pris l’avantage, ébranlant ou renversant ainsi les fondements mêmes de la vision. La chaise disparaît dans sa réplique, ne conservant que sa silhouette ou les directions de sa projection géométrique. L’interprétation succéde à la déformation et s’accomplit par la matière colorée du socle : la cire d’abeille, de teinte chaque fois différente, et dont les modulations varient en fonction de la lumière, comme pour la«vraie » peinture, se substitue à l’aplat coloré du bois. Avec les sculptures donc, l’artiste ne redoute plus les points de vue multiples mais admet la métaphore. Il ne s’agit plus de tout voir ou de ne rien oublier comme dans les premières cuisines, mais de sacrifier à la mémoire le détail et n’en garder que le contour, la référence, l’évocation ou l’idée, et peut-être bien finalement la synthèse. Poursuivant avec une certaine gourmandise le même objet, L’artiste minimise et effacé ses différences pour sauver sa présence.
Par le brouillage des modes de représentation et des genres, Ghislaine Vappereau parcourt, sans le moindre ustensile pictural, Le cheminement inverse pratiqué par les peintres et retrace le processus qui va de la perception à la mémoire, de la mimésis à la représentation.