Publié dans paperoles Ghislaine Vappereau, éditions au figuré, 1998
Au commencement de l’hiver, enfermé seul dans son poêle, le philosophe doute : de la réalité du monde extérieur, de celle des autres, de la sienne propre. La nature a beau être connue du physicien, le mouvement des corps, leur rencontre, leur résistance, leurs tourbillons réductibles à des lois, qui lui garantira qu’il n’est pas en train de rêver ? Quel indice distinguera la veille du sommeil ? Peut –être son cerveau est-il troublé et si offusqué qu’il croit être un roi alors qu’il est très pauvre ; peut-être prend-il pour des hommes des spectres couverts de manteaux et de chapeaux, de simples citrouilles, des coings ou des mandarines, des formes de verre, d’argile, d’aluminium et de tôle ondulée. Il s’interroge : peut-être n’ai-je point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, ni aucun sens ?
Ces cheveux ne seraient-ils pas une longue tresse métallique dont la densité et l’ondulation me trompent ? La matière, la réalité des sensations ne peuvent arrêter sa suspicion. Qu’est-ce donc que cette cire douce comme le miel, dure, froide et sonore qui, prés du feu, devient liquide, perd saveur et odeur, change de couleur et sonore qui, prés du feu, devient liquide, perd saveur et odeur, change de couleur et de forme ? Considérée toute nue, la cire, décide-t-il, ne sera qu’extension ; il ne la verra ni ne la sentira plus, mais il la jugera être même à travers ses changements par la seule puissance de son esprit. Dans cette eau si profonde, l’esprit finit donc par prendre pied, mais il perd le monde, la matière, la réalité ; aucun objet ne se tient face à lui. L’assurance du cogito ne rend à la cire ni sa couleur, ni son poli, ni l’agréable odeur des fleurs. Aucune qualité sensible. Faut-il se résigner à la concevoir seulement comme une chose étendue, flexible et muable, une pure abstraction ?
Le réel n’est pas donné d’emblée. Si nous pouvons, comme le pense Merleau-Ponty, le rencontrer dans sa plénitude, quand son sens ne fait qu’un avec son existence, que de vigilance vaine, de fatigue et de remue-ménage avant cet événement. La conquête du réel commence par un arrachement, une évasion. Il nous faut nous tirer d’une indétermination sourde et vague, de l’ennui qui s’est insinué partout, du tourment de l’insomnie où on se tourne et retourne, du sentiment d’être rivé. Il y a d’abord, et toujours encore, les nuits en plein jour, l’instant de la statue qui est cauchemar parce qu’il arrête le temps et le transforme en destin, l’image qui n’est qu’idole ou caricature. L’image ressemble à l’objet. Mais la ressemblance, écrit Lévinas, n’est pas le résultat de la comparaison, elle est le mouvement même qui engendre l’image. Celle-ci este allégorie ; elle ne représente, dans l’être, que ce qui le double ou le mine ; elle est la dimension nécessairement opaque du sensible ramené à une structure mimétique, condamné à toujours ressembler. La perception comme l’art ne nous montrent donc que cette ombre : vêtements sans corps, nippes de l’objet, nippes d’une âme qui s’est retirée des choses, décombres, boites vides répétées, taches de couleur, morceaux, oiseaux morts. ET si la réalité n’était que le déchet de l’expérience, une existence déjà oblitérée, hors d’usage ?
Au moment cyclique de la nature et des organismes vivants, à l’épuisement inhérent au processus biologique et au labeur humain. Hannah Arendt oppose la durabilité des artéfacts. Elle confère au objets une relative indépendance, une capacité à s’opposer, à résister –au moins quelque temps- à la voracité de leurs auteurs et de leurs usagers. Toute fabrication est réification. Mais à l’écart du poncif qui dénonce dans celle-ci une pétrification mortifère, Arendt y voit le cran d’arrêt à la dissolution fuyante et à l’indétermination, comme les mots fixent l’ondulation et le flou de la rêverie mélancolique. Soubresaut, obligation à la finitude, la limite de la réification est celle de la forme, et l’artifice offre aux mortels « un séjour plus durable et plus stable qu’eux-même », c’est à dire ce qu’on appelle un monde. C’est la condition de l’homme de tout regarder en vue d’une fin, d’utiliser la nature et ses matériaux comme un instrument qu’il récupère et qu’il polit. La célèbre formule de Protagoras, que la tradition transmet comme « l’homme est la mesure de toute chose », devient pour Hannah Arendt : « l’homme est la mesure de tous les objets, de l’existence de ceux qui existent, delà non-existence de ceux qui ‘existent pas ». Platon nommait divine, parce qu’elle approche de l’immortalité, la qualité qui confère une permanence aux choses, ce qui leur donne forme. De l’ustensile ordinaire à l’œuvre d’art, tout objet contient cette qualité. On s’attachera, on s’accrochera donc aux objets les plus simples, les plus modestes, porteurs d’une expérience commune et partagée : casseroles, brocs émaillés, chaises ; Des objets qui font monde parce qu’ils font d’abord, par exemple, cuisine.
C’est par les objets que le réel se distingue de la fiction et qu’il se prête à une exploration inépuisable, c’est par les objets que passe la perception primordiale :
C’est leur volonté, leur profondeur, leur dureté, voire leur odeur qui, à suivre Merleau-Ponty quand il évoque Cézanne, nous donnent « la plénitude insurpassable qui est pour nous tous la définition du réel ». Un réel qui ne fait qu’un avec son organisation, avec l’armature des choses qui le constituent. « Quoique nous dise une chose, elle nous le dit par l’organisation de ses aspects sensibles » Parce qu’il ne sépare pas les choses fixes qui nous apparaissent et leur manière fuyante d’apparaître, le peintre peint la matière « en train de se donner forme », l’ordre naissant, le sensible qui vient à moi et me prend non moins que je le prends. Il n’y a de réalité que pour un sujet affecté par elle, un corps qui se tient dans l’espace et qui y fait son trou, son creux, son pli.
Fin de l’insomnie. Le monde et moi sont faits de la même étoffe, de la même chair .le sensible m’enveloppe comme le sommeil s’empare de mon corps et de ma respiration. Ni active, ni passive, la sensation est vibration du sujet, entrelacs. « Le sensible, écrit Merleau-Ponty, me rend ce que je lui ai prêté, mais c’est de lui que je le tenais ». depuis ce lieu où j’expérimente l’échange du senti et du sentant, puis-je savoir que je ne rêve pas ? La perception me donne foi en un monde et m’apporte la conviction d’atteindre « la chose même ». Certes, cette foi peut paraître obscure et ses convictions troubles ou « barbares ». Suivons-la cependant, dans la barbarie même.
Et d ‘abord précisément à cause de la dureté de la sculpture, de sa physicalité, de son sans-gène, de son insistance encombrante. « Art des Caraïbes », écrit Baudelaire, dont l‘origine se perd dans la nuit des temps. La sculpture est brutale et positive comme la nature parce qu’elle nous montre trop de faces à la fois. On connaît la violence du jugement du poète que les années tempèrent à peine. La sculpture sollicite irrémédiablement en nous le singe ou le sauvage, le paysan qui « qui quelquefois surpris par une magique peinture de nature, tourne derrière l’image pour en trouver l’envers ».
Soyons ce singe. Poursuivons l’envers des images, emparons-nous de la multiplicité des faces des objets. Soyons ce sauvage attiré par les étoffes bariolées et la majesté superlative des formes, accrochons- nous aux choses et aux sensations qui leur sont incorporées. Avec Proust, Hofmannsthal et bien d’autres, suivons et développons leurs signes, l’avertissement qu’ils nous donnent et qui, quelquefois, peut nous sauver. La découverte d’un arrosoir à moitié plein oublié sous un noyer, d’un scarabée allant d’un bord à l’autre de cette eau sombre, cette conjoncture de données futiles expose Lord Chandos à une telle présence de l’infini, le traversant de la racine des cheveux à la base des talons, qu’elle lui donne envie d’éclater en des paroles qui eussent terrassé les anges, lui qui a perdu toute faculté de méditer ou de parler. Repassant prés du noyer des semaines plus tard, il y jette un timide regard « pour ne pas effaroucher le sentiment laissé par le miracle qui souffle là, autour du tronc ». Une herse à l’abandon, un chien au soleil, un pommier rabougri peuvent être le réceptacle de ces révélations.
S la réalité, poursuit Proust, était cette espèce de déchet de l’expérience, l’ombre d’un nuage sur l’eau ferait-elle crier « Zut alors ! » au narrateur qui saute de joie alors qu’il passe le pont de la Vivonne ?
« Zut alors !» l’expression dérisoire ou inappropriée peut-elle rendre l’impression, seul critère de vérité ? Quelle condensation toujours changeante de temps et de lumière les nuages présentent-ils qu’aucune image sinon leur ombre sur l’eau ne peut montrer ? Admiration pour la densité, la réalité des éléments, bonheur –fût-il fugace – d’être envahi par elles, estime pour les choses qui tranquillement traversent le temps et s’y métamorphosent . Le bruit d’une cuillère contre l’assiette amène avec lui la fraiche odeur d’un cadre forestier parce qu’il évoque celui d’un marteau contre une roue de chemin de fer. La serviette donnée par le maître d’hôtel du prince de Guermantes transporte avec elle un air pur et salin parce qu’elle a la raideur empesée d’une serviette de Balbec. Les objets nous font signe, non sans violence, et on sait que ce signe est contingent. Il peut parfois nous surprendre sans que l’on s’y attende. Il dépend du hasard que nous le rencontrions ; mais, malgré l’échec avéré de l’intelligence et de la mémoire volontaire, il dépend de l’enquête longtemps différée, obstinée et patiente sur les sensations restées en attente que son sens révèle tout à coup, livrant son secret au moment même où on allait renoncer. La révélation amène une félicité sans pareille ou encore un passé douloureux, telle la certitude déchirante et brutale pour le narrateur de la mort de sa grand-mère, au moment où il se baisse pour se déchausser. « Je venais d’apercevoir dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère ».
« Les idées sont des succédanés des chagrins ». L’objet, retrouvé par les sensations, est un objet qui s’est d’abord perdu, qui aurait pu l’être toujours sans cette reconquête. Il a pu être décevant, il a pu s’évanouir. Il a pu aussi, mine de rien, se confronter à la décomposition et à la putréfaction. Dans tous les cas la réalité n’existe pas tant qu’elle n’a pas été recréée. L’art nous la restitue, « sans vêtements» dirait Levinas, ou bien il choisit précisément de nous montrer les vêtements, les nippes, l’arrogance de la mandarine qui s’est obstinée et qui se redresse. Davantage que les objets, trop nostalgiques, encore empreints du deuil, l’art nous montre les formes qui peuvent être à la fois plus souples, plus retenues, moins éloquentes. Dans celle-ci, la matière pèse et s’étend, se tend. A l’encontre de la superposition horizontale qui est d’usage, la verticalité des colombins de terre introduit la tension, mène la céramique au bord du déséquilibre. Le contraste des matières, leur tohu-bohu silencieux donnent aux sculptures ce grain qui, selon Merleau-Ponty, distingue radicalement la perception de l’illusion, et apporte la certitude que nous ne rêvons pas. L’art accorderait donc la réalité en imposant la sienne, par son altérité. Quand Renoir peint face à la Méditerranée, le bleu de la mer devient, sur la toile, le bleu du ruisseau des lavandières. C’est dans cette transmutation seulement – Proust parlera de transsubstantiation – que le réel nous est donné. Dans le cas des œuvres d’art, écrit Hannah Arendt, la réification est en effet bien plus qu’une transformation ; c’est une transfiguration, une véritable métamorphose. Évoquant un poème de Rilke, elle écrit : « le cours de la nature veut réduire en cendres, tout ce qui brûle est soudain renversé, et voilà que de la poussière même peuvent jaillir des flammes ». Mais il ne faudrait pas s’arrêter aux fluctuations trop grandiloquentes, trop aériennes ou trop mélancoliques des éléments, à l’éternité des astres et du feu. Le réel est ici chargé de prédicats anthropomorphiques ou zoomorphiques. Il a sa pesanteur. Dans leur présence physique, les sculptures se confrontent et se mesurent au corps, non sans humour. Un grillage vaporeux enveloppe le poli imposant de l’aluminium, pointe son nez sur son col ; la tresse se balance ; la mandarine avance ses antennes ou ses pseudopodes, explore l’espace. Le sauvage, quand il le peut, tourne autour des sculptures. Même les bas-reliefs qui refusent au naïf la possibilité de danser autour d’eux lui apprennent le secret de la profondeur, que l’énigme des choses est ce qui fait leur lien, qu’elles s’éclipsent l’une l’autre, qu’elles sont rivales pour l’œil. Lorsque Constantin Guys, peintre de la vie moderne selon Baudelaire, est « assailli par une émeute de détails », le duel s’établit entre la volonté de tout savoir et la faculté de la mémoire qui absorbe l’arabesque générale des contours. À la tension des formes réplique le combat du regard, son intranquillité. Il faut choisir. La traque continue.
Ce texte emprunte aux livres et articles suivants :
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, notamment pp.171,177,189, 194 ;
Charles Baudelaire, Salon de 1846 (§XVI), Salon de 1859 (§VIII), Le peintre de la vie moderne (§V) ;
René Descartes, Méditations métaphysiques, I et II ;
Hugo von Hofmannsthal, lettre de lord Chandos ;
Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935, réédité en 1982, Fata Morgana) ; « La réalité et son ombre » in Les temps modernes, n°38, 1948 ; De l’existence à l’existant, Vrin, 1981 ; De l’oblitération, Éditions de la différence, 1990 ;
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945 notamment pp. 248, 373-374 ; « le doute de Cézanne »(1945), in Sens et non sens, Nagel, 1960, notamment pp. 23-26 ; Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, notamment p. 50-51 ; « Le langage indirect », in La prose du monde, Gallimard, 1969, p. 88 ;
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, édition en trois volumes, notamment II, p. 756 et III, pp. 868, 879 et 890 ;
Et à tous les travaux de Ghislaine Vappereau reproduits ici.